JEAN Valérie

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Titre : La légitimité des experts internationaux : le cas de l’approche par compétences dans le transfert pédagogique qui s’opère dans la collaboration Nord-Sud 

Mots-clés : approche par compétences – transfert pédagogique – légitimité

La recherche qui fera l’objet de la communication porte sur la légitimité des experts internationaux qui œuvrent  au développement curriculaire selon l’approche par compétences (APC) dans des pays francophones d’Afrique.

Le contexte de globalisation, qui a accéléré la collaboration internationale, les échanges d’idées et le transfert pédagogique entre les systèmes d’éducation (Salhberg, 2006; Steiner-Khamsi, 2004), est à la base de ce projet de recherche. Le transfert pédagogique consiste à l’exportation (ou l’importation) des modèles éducatifs, et l’assistance technique est un important vecteur de ce phénomène dans les pays en développement. Particulièrement dans les pays francophones, l’approche par compétences (APC) s’est imposée au cœur des transferts pédagogiques pour le développement curriculaire, et elle a connu une expansion majeure ces dernières décennies. Depuis les années 2000, des experts, provenant entre autres de la Belgique, de la France et du Québec, participent au transfert de l’APC dans les systèmes éducatifs de plusieurs pays francophones d’Afrique. Si l’approche par compétences présente des avantages considérables pour favoriser le développement durable des pays francophones d’Afrique, des limites liées à son introduction par l’assistance technique persistent. Parmi celles-ci, la multiplicité des modèles de l’APC des différents bureaux d’experts semble constituer un frein au développement durable des systèmes éducatifs francophones de l’Afrique (Aglo, 2001;  Dembélé, 2003; Sylla, 2004). En effet, il ressort que dans certains pays, les équipes d’experts vont défiler au rythme des financements offerts, et parfois travailler simultanément sur une même réforme. Cela donne alors souvent lieu à des incohérences conceptuelles et à de la confusion auprès des acteurs concernés, vu la succession des différents modèles (Altet et Fomba, 2009; Cros, de Ketele, Dembélé, Develay, Gauthier, Ghriss, Lenoir, Murayi et Suchaut, 2010; De Ketele, 2011). Cette diversité de modèles attire d’autant plus notre attention, puisqu’il existe un manque d’«études comparées qui se penchent sur les caractéristiques pédagogiques des innovations […] qui comportent des approches et des philosophies différentes» (Law, 2010, p. 296). Dans cette visée, ce projet de recherche vise donc à dégager et à comparer la légitimité sur laquelle des experts fondent leurs interventions théoriques et méthodologiques dans des pays francophones d’Afrique.

Pour dégager la légitimité des interventions d’experts, un cadre théorique organisé autour de la théorie du système-monde a été sélectionné. Deux principales approches de cette théorie, agissant en complémentarité, sont retenues: le néo-institutionnalisme et la théorie des systèmes sociaux.

D’abord, l’approche néo-institutionnelle observe la reproduction institutionnelle qui survient au moyen des certains processus isomorphiques. La convergence vers l’approche par compétences serait le fruit de pressions institutionnelles auxquelles les organisations, dont les bureaux d’experts, sont soumises, et qui renvoient à des processus isomorphiques. Ces pressions sont de nature coercitive (en lien avec les orientations des organisations internationales, et/ou les pays africains), normative (en lien avec la professionnalisation et le milieu universitaire) et mimétique (en lien avec les autres bureaux d’experts) (DiMaggio et Powell, 1983; Scott, 1995).

Ensuite, la théorie des systèmes sociaux stipule que l’identité d’un système réside dans le fait qu’elle se différencie de son environnement. Ce regard s’avère donc pertinent pour l’étude des divergences dans les modèles de l’APC introduit dans des pays francophones d’Afrique par des bureaux d’experts. En disant ce qu’il n’est pas, par exemple, un système se définit et se différencie de son environnement. Selon Luhmann (2001), «la différenciation des systèmes ne s’effectue que par autoréférence» (p. XVIII). Cette caractéristique autoréférentielle entraîne l’émergence de l’autopoïèse des systèmes, c’est-à-dire la capacité à se produire elle-même. L’autopoïèse se distingue de la reproduction puisqu’elle n’assure pas la production d’un autre système, mais réfère plutôt à l’autoproduction en assurant la mise en place et la préservation de sa propre organisation. Dans les systèmes sociaux, l’autoproduction s’opère par la communication réflexive (Savard, 2001).

Dans ce contexte, la question de la légitimité est centrale, puisque ce concept est intimement lié à la raison d’être et à la survie de ces bureaux. Suchman (1995) a distingué trois types de légitimités: pragmatique, morale et cognitive. La légitimité pragmatique réfère à la supériorité fonctionnelle d’une organisation (Draelantd, 2008) et elle a une valeur instrumentale (Demil et Bensédrine, 2005; Scott, 1995). Elle repose sur les intérêts des partenaires (Suchman, 1995) et la capacité des organisations d’y répondre en mettant en place «les conditions institutionnelles qui rendent recevables et praticables le changement et les nouvelles idées qui l’accompagnent» (Draelantd, 2008, p. 138). La légitimité morale correspond aux prescriptions normatives dominantes (Ibid.), et se situe dans une logique de pertinence par rapport à “la bonne chose à faire” en fonction de certaines obligations sociales (Scott, 1995; Suchman, 1995). La légitimité cognitive, quant à elle, fait référence aux savoirs et aux auteurs scientifiques (Draelantd, 2008). Comme Schriewer (1989) le soulevait, «la quête de légitimation scientifique des spécialistes de sciences de l’éducation (mal reconnus par leurs pairs des autres disciplines) peut ainsi influencer les positions épistémologiques» (p. 421).

La sélection de l’échantillon s’est faite au regard de l’expertise qui intervient dans des pays  francophones d’Afrique pour le développement d’un curriculum organisé par les compétences. Pour procéder à une comparaison significative, les experts des trois principaux pays qui sont intervenus, ou qui interviennent actuellement dans le développement curriculaire en Afrique francophone devaient être représentés. Le Bureau d’ingénierie en éducation et en formation (BIEF) en Belgique, le Centre d’études pédagogiques pour l’expérimentation et le conseil International (CEPEC International) en France et la Chaire UNESCO de développement curriculaire (CUDC) au Québec se sont révélés significatifs en raison de leurs nombreuses interventions et de leur visibilité. Ce sont les publications disponibles sur les sites Internet de chacun des bureaux qui ont retenu notre attention, en raison de leur caractère “légitimé”. Nous avons retenu vingt-neuf documents du BIEF, neuf documents de CEPEC International et trente documents de la CUDC. Nous étudierons donc la nature de la légitimité de leurs interventions à partir d’une recherche documentaire, de type descriptif et comparatif.

Références

  • Aglo, J. (2001). Réforme des systèmes éducatifs et réformes curriculaires: situation dans les États-membres représentés. In Commission Nationale Gabonaise pour L’UNESCO. Réforme des systèmes éducatifs et réformes curriculaires: situation dans les états africains au sud du Sahara. Rapport final du Séminaire-atelier de Libreville, Gabon, 23 – 28 octobre 2000, «Politique de refondation curriculaire, processus de développement curriculaire, réalités locales et défis du XXIe siècle». BIE.
  • Altet, M. et Fomba, C.O. (2009). Rapport d’expertise. Étude sur la réforme curriculaire par l’approche par compétences au Mali. Paris: CIEP.
  • Cros, F., de Ketele, J.-M., Dembélé, M., Develay, M., Gauthier, R.-F., Ghriss, N., Lenoir, Y., Murayi, A. et Suchaut, B. (2010). Politiques publiques en éducation: l’exemple des réformes curriculaires. Résumés exécutifs du rapport final et des études-pays. Séminaire finale sur les réformes curriculaires par APC en Afrique. Document résultant d’un partenariat entre l’Agence française de développement (AFD), le ministère des Affaires étrangères et européennes (MAEE) français, la Banque africaine de développement (BAD), et le Centre international d’études pédagogiques (CIEP). Paris: CIEP.
  • De Ketele, J.M. (2011). Les approches par compétences (APC) analysées sous l’angle des politiques en éducation. In M.P. Alves et A. Machado (dir.). Curriculum et évaluation. Bruxelles-Porto: De Boeck.
  • Dembélé, M. (2003). Améliorer l’efficacité des écoles: l’expérience de l’Afrique. In A, M. Verspoor (dir.). Le défi de l’apprentissage: améliorer la qualité de l’éducation en Afrique subsaharienne (p. 203-231) Paris: ADEA-L’Harmattan.
  • Demil, B. et Bensédrine, J. (2005). Processes of legitimization and pressure toward regulation: corporate conformity and strategic behavior. International studies of management and organisation, 35(2), 56-77.
  • DiMaggio, P.J et Powell, W.W. (1983). The iron cage revisited: institutional isomorphism and rationality in organizational fields. American sociological review, 48 (2), 147-160.
  • Draelantd, H. (2008). Changement institutionnel, légitimation et politiques scolaires: le cas de la lutte contre le redoublement en Belgique francophone. Sociologie et sociétés, 40 (1), 119-141.
  • Law, N. (2010). Comparer des innovations pédagogiques. In M. Bray, B. Adamson et M. Mason (dir.). Recherche comparative en éducation: Approches et méthodes. Bruxelles: De Boeck.
  • Luhmann, N. (2001). La légitimation par la procédure. Québec: Presses de l’Université Laval.
  • Sahlberg, P. (2006). Education reform for raising economic competitiveness. Journal of Educational Change, 7(4), 259–287.
  • Savard, N. (2001). La théorie des systèmes sociaux de Niklas Luhmann. Mémoire de maîtrise (M.A.), Université Laval, Faculté des sciences sociales.
  • Schriewer, J. (1989). Dualité de l’éducation comparée. Comparaison transculturelle et externalisation à l’échelle mondiale. Perspectives, 19(3), 423-444.
  • Scott, W.R. (1995). Institutions and organizations. Thousand Oaks: Sage publications.
  • Steiner-Khamsi, G. (2004). The Global Politics of Educational Borrowing and Lending. New York: Teachers College Press.
  • Suchman, M.C. (1995). Managing legitimacy: strategic and institutional approaches. Academy of Management Review, 20(3), 571-610.
  • Sylla, K. (2004). L’éducation en Afrique: le défi de l’excellence. Paris: L’Harmattan.

Note biographique sur l’auteure

Valérie Jean est étudiante à la maîtrise en science de l’éducation à l’Université de Sherbrooke, sous la direction d’Yves Lenoir. Elle travaille également comme professionnelle de recherche à la Chaire de recherche du Canada sur l’intervention éducative (CRCIE).

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